C’est toujours avec joie et appétence que les lecteurs accueillent un nouveau venu sur la scène littéraire, qui plus est bien sûr quand l’écrit en question est une belle réussite, cas pour celui du jeune béninois, Jérome Nouhouaï, 37 ans, avec son roman à la fois jubilatoire et inquiétant, Le piment des plus beaux jours. Drôle de titre me diriez vous ! Aucunement, sachant que nous avons à faire à trois étudiants en droit dont deux ont une faim sexuelle inextinguible pour le beau sexe et dont le sport préféré est le lancé de petites culottes. Quelle meilleure façon que de pimenter une vie au demeurant studieuse. Des trois étudiants qui partagent un minuscule deux pièces exigu dans Calavi, la banlieue estudiantine qui jouxte Cotonou, Juju, façon sapeur congolais, est le plus obsédé. Certes les études sont primordiales, mais faire travailler son appendice sexuel survitaminé ne l’est pas moins. Au reste, c’est un chanceux à qui tous les examens réussissent. Sûr qu’il parviendra un jour à décrocher avec la loterie un visa pour les Etats Unis ! Juju a pour « officielle », plus exactement pour « habituée », une jeune broussarde de seize ans, Delphina, qui travaille comme domestique dans une famille aisée du quartier. Bien sûr, il ne serait se contenter de cette novice quand bien même celle-ci montrasse des talents insoupçonnés pour la chose. De plus, il est bien difficile de refuser aux femmes blanches d’un âge certain de les honorer, en particulier quand elles vous rémunèrent. Vous avez dit prostitution et néocolonialisme… Non ! Pour ce Casanova, c’est simplement un échange de bons précédés. D’ailleurs son meilleur ami de chambrée, Nelson, qui lui oppose cette méchante critique ne dit-il pas lui-même :
« Ô sexe ! Ô joie ! Au diable, les hypocrisies sermonneuses et les pudeurs imbéciles. Le sexe, c’est la vie ! Sinon pourquoi Dieu l’aurait-il inventé ? Pour nous regarder pécher ? Faites l’amour et non la guerre, fredonnaient les joyeux camés en Europe dans les années soixante. Eux, ils l’avaient déjà compris. C’étaient des visionnaires, dans leur genre », pp. 233 et 234.
Drôles de propos pour ce donneur de leçons qu’est Nelson – le narrateur – qui affirme à qui veut bien l’entendre que son amour pour la belle et inaccessible Josiane est détaché de ces viles pensées. La demoiselle fatale ne laisse personne et surtout pas les hommes du campus universitaire indifférents. Mais cette déesse est bien trop fière pour accepter le baiser du premier venu. Les plus téméraires qui s’y frotteraient de trop près risqueraient en outre de se faire durement rosser par les hommes de mains de ce maudit père fortuné, ancien ministre véreux, qui n’accepte aucunement que le premier minable cancrelat s’octroie des droits sur sa précieuse progéniture. Autant dire que Nelson devra batailler ferme pour la mettre dans son lit ! Dans ces conditions, ses doux poèmes qui parsèment le roman apparaissent comme des armes de séduction bien dérisoires :
« JosianeVecteur luminescent de ma nuit
Guide-moi à travers le ruisseau fougueux de tes épigastres
Au firmament vermeil et saccadé de ton cœur
Douces ténèbres ensoleillées
Veillez sur nos corps et nos esprits
Libres et victorieux des fatalités
S’accumulant à l’horizon », p. 134.
Ce côté fleur bleue n’empêche pas ce joli cœur de Nelson de batailler ferme avec de jolis petits postérieurs de donzelles décidément bien trop excitants ! Que voulez-vous, « les sentiments ne s’installent durablement que lorsque que le physique s’en mêle », p. 203. Avec de tels tableaux croustillants, il est difficile au lecteur de ne pas réprimer des sourires d’autant plus que les chroniques amoureuses sont servies par un vocabulaire vernaculaire des plus explicites qu’un glossaire en fin de roman permet de comprendre. Toutefois, impossible de ne pas être interloqué par la condition bien fragile des jeunes femmes sous ses latitudes, cantonnées qu’elles sont à des objets sexuels, jouets de ses messieurs. D’ailleurs pour certaines gamines issues de familles pauvres, point de salut dans le financement de leurs études sans se prêter à la prostitution : être le énième « bureau » d’un fonctionnaire peut compenser une bourse défaillante. Et que dire de mettre la main sur un blanc !
« Je savais bien que je n’aurais pas dû venir. Ainsi, je ne serais pas tombé sur une collégienne qui essayait de jouer la pute pour la première fois de sa vie, sans doute pour faire vivre ses frères et sœurs et payer ses fournitures scolaires. Elle aurait entendu dire par une copine de classe qu’il était facile de tomber sur des fonctionnaires ou des expatriés friqués et se faire ainsi de l’argent. Il devait y en avoir plein comme elle, ici dans ce night-club, et d’autres milliers dans ce pays. Elle plongeait dans le vice par nécessité et s’y installerait pour longtemps jusqu’à se convaincre que c’était l’ultime façon de s’en sortir », pp. 319 et 320.
Et qu’en est-il du troisième larron, Malcom, qui partage la chambrée, me demanderiez-vous ? Aussi obsédé que ses compères ? Pas du tout ! De telles pérégrinations sexuelles ne sont pour lui, l’intellectuel en maîtrise de droit, que gamineries stupides éloignant la jeunesse des sujets essentiels à tout africain se respectant, le panafricanisme, le marxisme et… la haine des Libanais ! Malcom est à lui tout seul l’incarnation de cette partie de la population, minoritaire bien heureusement, qui abhorre cette communauté bien implantée dans l’économie du pays. Les raisons d’une telle horreur ? Chez lui, mystère. Mais cette haine devient de plus en plus suspecte à Nelson dès lors que sont commis des attentats meurtriers à l’encontre des Libanais ; des attaques revendiquées par un mystérieux groupuscule nationaliste, le Calice noir, et commises à des moments où Malcom est étrangement absent et inaccessible sur son portable. Qui plus est, comment se fait-il que celui-ci abandonne ses cours, lui qui travaillait avec tant d’assiduité ? Jérome Nouhouaï insiste ici sur une composante malheureuse de la société béninoise, le racisme ; haine raciale qui ne frappe pas seulement les libanais appelés communément yovos clou (blancs de seconde catégorie), mais aussi les Chinois, les gens du Nord, sans oublier bien sûr les Ibos : « Heureusement que Dieu nous a envoyé les Ibos dans le pays que nous pouvons accuser à loisir et aussi souvent que nous voulons ! », p. 75.
Avec un style simple servi par des phrases courtes et dans un cadre souvent distrayant, l’écrivain pointe du doigt fort habilement une société béninoise malade de ses ressentiments porteurs d’avilissements ; la pauvreté se faisant ici amplificateur de ces vils états. Le piment des plus beaux jours n’est donc pas, loin sans faut, une historiette légère mais un roman social grave qu’il est bon à tous de lire afin de mieux apprécier une Afrique contemporaine malade de ses démons identitaires.
Nouhouï Jérome, Le piment des plus beaux jours, Le serpent à plume, 338 p., 2010.
Comme il se doit, il devrait être de mon devoir de m’effacer. D’ailleurs j’entends vos reproches monsieur l’écrivain : _ Mets toi à l’ombre de l’anonymat pauvre chroniqueur que tu es ! _ Non, Monsieur Couao-Zotti je ne veux ni ne peux me mettre sur la touche. Quelques mots s’il vous plaît. Cotonou, la palpitante capitale économique du Bénin est mon amour. D’ailleurs pourquoi me donneriez-vous des leçons vous l’écrivain de Porto-Novo la silencieuse indolente ? Permettez-moi de rire. Porto-novo n’est pas la sœur jumelle de Cotonou. La seconde est tempétueuse, c’est une créature passionnelle et indomptable à l’image de ses chauves-souris (femmes de nuit de petite vertu) carnassières qui hantent les maquis. Mais je suis de mauvaise foi et malhonnête avec vous. Car ô combien vous aimez cette ville, vous l’écrivain dont l’appétit pour l’agouti est insatiable. Vous la vivez cette cité. Et peu importe qu’elle soit asséchée par ce maudit soleil ou engluée dans la boue durant cette saison barbante des pluies. Je vous comprends. Comme j’aime aussi cette ville cacophonique et bruyante aux vons (rue ou ruelle selon les cas) poussiéreux où vrombissent ces fourmis à moteur enfourchées par les hommes jaunes : les zems (moto-taxi dont les pilotes ont un gilet jaune pour se distinguer de la masse) qui tête en avant se faufilent entre les voitures immobilisées dans les bouchons où les mendiants tendent la main. On se mettrait presque à aimer les crachats carboniques des petits moteurs chinois des fiévreux deux-roues. Et que dire des cavalcades des 4×4 aux côtés des vieilles 505 rafistolées pour la énième fois par leur énième conducteur. Je ne m’en lasserai jamais. Et c’est avec un vrai bonheur que le lecteur retrouve cette Cotonou retorse dans votre polar qui a tout pour plaire. Vous restituez avec talent le Cotonou interlope. Il fait bon se balader dans les « vons » et autres avenues où vos personnages au commerce pas toujours licite pointent leur mine ; un minois bien agréable mais ô combien dangereux qu’ont ces déesses, prostituées de luxes, qui ont mis la main sur une valise rembourrée à la cocaïne. Galbe majestueux, poitrine en veux-tu en voilà, il leur tarde de vendre la marchandise contre un gros paquet de Francs CFA quitte à se dévorer entre-elles au partage final. A la panthère la plus audacieuse d’en profiter. Il y a tout de même un obstacle de choix : la valise tant convoitée est la propriété d’un réseau international sur lequel les Libanais ont la main. Hors de question pour leur représentant local, Smaïn, le vieux manchot, à se laisser faire. Amateur de jeunes filles, il en a dévoré des bien plus teigneuses. Qui plus-est, son revolver a la gâchette facile. Voilà du joli monde dans un embrouillamini délicieux. Au plus malin de remporter la mise. Mais c’est sans compter avec le commissaire Santos Guidid et son aide de camp l’inspecteur Kakanakou qui ne font pas partie de ses flics corrompus. Pugnace, le commissaire entend bien mettre au pas cette salsa criminelle et faire camper tout ce petit monde en cellule avant qu’ils ne s’étripent et que la valise ne disparaisse. Mais une tuile en cache une autre pour Santos : un de ses anciens collègues qui a démissionné pour se mettre à son compte comme détective décide à son tour de jouer sa petite partition afin d’avoir sa part du gâteau poudreux. Si la cour du mouton est sale ce n’est pas au porc de le dire est un polar d’excellente facture qui mise sur l’humour à l’image des proverbes à l’en-tête de chaque chapitre : « la brebis broute l’herbe là où on l’attache », « celui qui se baisse pour regarder le postérieur de son voisin ne sait pas qu’il expose le sien à tout le monde », etc. Aucun doute sur « l’africanité » de l’écrivain qui laisse cours à son imaginaire rieur pour le plus grand plaisir des lecteurs. Quel délice en outre de profiter d’expressions locales qu’un glossaire en fin de roman éclaire. Autre élément d’importance, F. Couao-Zotti donne un rythme très soutenu à son récit : l’action y est continuelle ; une caractéristique renforcée par le peu de pages (environ six) constituant chacun des 24 chapitres. Voici une nouvelle agréable surprise littéraire que nous offre l’auteur. Le contraire nous aurait surpris de la part d’un Couao-Zotti des plus en forme.
Couao-Zotti, Si la cour du mouton est sale, ce n’est pas au porc de le dire, Le Serpent à Plumes, coll. Roman noir, 2010, 200 p.
C’est toujours avec une jubilation bien difficile à contenir et ô combien contagieuse que le lecteur amoureux d’une écriture réjouissante, riante, fouillée dans le quotidien des Béninois _ quand bien même la destinée est dramatique et marquée du sceau de la malédiction _ que nous retrouvons ce grand écrivain qu’est F. Couao-Zotti. Celui-ci fait partie de ces plumes africaines affutées qui ne cèdent pas au misérabilisme, piège facile dans lequel certains de ses contemporains tombent. F. Couao-Zotti serait-il illuminé par la grâce ou je ne sais quel miracle ? Permettez-moi de ne pas répondre à cette interrogation n’étant pas un spécialiste des phénomènes à la Bernadette Soubirou. Tel le scalpel du médecin légiste qui se doit de reconstruire la scène du crime à partir du cadavre du trucidé, cet ancien professeur de Porto-Novo dont la décoration de la voiture est d’un goût douteux, trempe sa plume dans le sang de ces concitoyens assommés qu’ils sont par des chemins de vie où prospérité, bonheur sont bannis au profit si l’on ose dire d’une condamnation ad vitam aeternam au sort maudit. Seule la fange leur est promise, celle de la misère, du désœuvrement matériel, moral, culturel. Toutefois, bien que les situations soient dramatiques, les personnages sont croqués avec humour, signe de la grande affection que l’auteur éprouve pour ces pauvres hères. Mais le ton badin se fait sardonique quand le bougre honni pas les dieux d’un Olympe bien lointain est pris dans les rets des traditions tribales, religieuses d’un autre temps où la soumission de la personne à la communauté se doit d’être entière, totale, aveugle ; la barbarie des ordalies divines important peu. Ce ton sardonique, outre la dénonciation de l’obscurantisme, ne dévoile-t-il pas la lassitude de l’écrivain, son découragement ? Peut-il en être autrement quand cette femme du Nord du Bénin accouche d’un enfant qui n’arrive pas tête la première mais par le bassin, signe de la venue au monde d’un être diabolique qu’il faut tuer à tout prix pour que le village échappe à des augures maléfiques ( Enfant siège, enfant sorcier ). Que penser de cette mère torturée par la douleur que subit son enfant en bas-âge sauvagement frappé par un prêtre de l’Église du Christianisme Céleste au cours d’un exorcisme meurtrier ( Femelle de ta race ) ? La mère, la femme-matrice de la vie, une vie souillée, violée par la loi de ces criminels que sont ces mâles ignares, occupe une place importante dans ce livre. A ces situations terribles, l’unique sortie ne peut venir que d’un miracle et seul le risque mène au miracle. C’est ainsi que tous les protagonistes des nouvelles de ce recueil vont décider à prendre ce risque. Quel autre choix pour ce gamin vendeur d’agoutis grillés que de tenter de traverser la frontière bénino-nigérianne accompagné de ses rongeurs cuisinés farcis de sacs de cocaïne pour s’enrichir. Mais le miracle est exceptionnel. Une balle dans le corps, sa comparse face à deux hommes dévorés par l’instinct de viol, le gamin échoue avant la ligne d’arrivée ( Barbecue blues ). Une seule fois dans ces nouvelles le miracle a lieu sous la forme d’une manifestation météorologique interprétée à raison ou à tort comme le jugement des ancêtres. Pour les autres… F. Couao-Zotti rappelle que le miracle n’est pas à portée de main de qui veut, quand bien même la cause soit criante de justice.
Jean Pliya, romancier et dramaturge béninois, est né en 1931 à Djougou dans le nord du Bénin, une région excentrée par rapport à ce « Quartier latin de l’Afrique » qu’est l’ancien Dahomey dont la plupart des auteurs sont originaires. Après des études de géographie économique et tropicale qui le mènent dès l’indépendance à occuper le poste de recteur de l’université du Dahomey _ le pays ne prend le nom de Bénin qu’en 1975 _, il participe activement à la vie politique du pays. Mais celle-ci devenant trop conflictuelle _ quatre régimes successifs en une douzaine d’années et un coup d’État _, il intègre l’UNESCO en qualité de membre de plusieurs commissions internationales spécialisées dans les problèmes d’éducation. Attentif à faire connaître la société africaine, il la décrit avec une simplicité qui témoigne de son souci d’atteindre le plus grand nombre. Auteur de la meilleure nouvelle africaine en 1963 avec L’Arbre fétiche, il écrit aussi des pièces de théâtre comme Kondo le requin, Grand prix littéraire d’Afrique noire en 1967, ou La Secrétaire particulière en 1978. Depuis une dizaine d’années, Jean Pliya a donné à sa vie une dimension spirituelle nouvelle. Dès lors, une tonalité singulière apparaît dans ses œuvres comme c’est le cas dans les tresseurs de cordes. Le roman prend place dans un pays fictif, le Bokéli, gouverné par une tyrannie se réclamant d’un régime socialiste scientifique en lutte permanente contre le péril étranger, l’impérialisme capitaliste. Tout opposant réel ou imaginaire est de facto embastillé, torturé et condamné à mort. Dans cette autocratie régnant par la terreur, Trabi, un jeune cadre prometteur du régime, zélateur impénitent des mérites révolutionnaires en dépit des exécutions massives qu’il légitime, se trouve à son tour victime d’une purge dont tout régime stalinien paranoïaque a le doux secret. Encouragé par un ami à fuir immédiatement, Trabi dont la crédulité est à la mesure de son fanatisme en faveur de la tyrannie socialiste ne comprend d’aucune façon la raison de cette « lettre de cachet » à valeur de mise à mort. Mis devant les faits, Trabi convient qu’il doit quitter la capitale au plus vite, fuir dans le Nord où il pourra se réfugier dans un pays frontalier. Dans son périple nocturne, sa moto enfourchée, il bascule dans un ravin alors qu’il est proche de sa destination salvatrice. Sa monture détruite, ne pouvant plus marcher à cause d’une blessure à la jambe, le fuyard demande secours aux habitants d’un petit village isolé dans la brousse. Bien que l’étranger se montre très secret sur les raisons de sa venue, le conseil révolutionnaire du village composé de jeunes hommes d’une vingtaine d’années dont Boni est le dirigeant en chef, accepte de l’accueillir le temps de sa guérison. L’accord obtenu, sur les conseils de villageois avisés, Trabi rend hommage aux autorités traditionnelles composées des vieux du village, les garants des coutumes. Accusées par le régime socialiste d’être réactionnaires, les autorités séculaires ont été écartées de toute gestion, cela en faveur de jeunes cadres, le sang nouveau de la nation. Il n’empêche, mises au pilori, les traditions sont toujours prégnantes. Il est donc bon de s’attirer les bonnes grâces des sages. Trabi, sur ses gardes, mais heureux d’être éloigné pour un temps des menaces assassines de la capitale, est pris en main par la famille de Boni dont la sœur, Myriam, et la mère s’acquittent des soins nécessaires à son bon rétablissement. Immergé dans le quotidien des villageois, le pétulant cadre révolutionnaire prend conscience que les principes du nouveau régime pris par un comité central embastillé dans des bureaux de la capitale et à l’écart de la réalité des Bokéliens, tout particulièrement des paysans, sont difficilement applicables sur le terrain. Que les anciens critiquent à demi-mots les injonctions révolutionnaires, quoi de plus normal pour des esprits tourmentés par l’obscurantisme. Mais que dire des doutes émis par Boni, ce jeune homme intelligent et discipliné, sur la décision des fonctionnaires de la ville à délaisser les cultures vivrières au profit du coton. Qui plus est, les quotas imposés sont tout bonnement irréalisables. Mais gare, car si ces ordres déraisonnables ne sont pas atteints, les villageois seront traités de réactionnaires pour entrave faite au « bon en avant » de la révolution bokalienne. Être Interloqué ne signifie pas se remettre en cause. Trabi ne doute pas des bonnes intentions de son hôte, mais en fervent scientiste il pointe du doigt le recours à des moyens de production obsolètes régis par des valeurs ancestrales qu’il est grand temps d’abolir. Il se chargera se promet-il d’inculquer à ses paysans des méthodes rationnelles de production dès qu’il sera en meilleur santé. A ses prophéties les cultivateurs ricanent. Mais peu importe, la science pénétrera les esprits les plus abscons et mettra au pilori les vieilles coutumes et autres traditions permissives. En dépit des différences culturelles, les villageois se familiarisent avec cet étranger et l’acceptent peu à peu dans leur communauté. Il faut dire que Trabi fait des prodiges dont il est le premier étonné. C’est ainsi qu’avec des remèdes naturels qu’un de ses amis lui avait vaguement enseignés et auxquels il n’avait pas fait grand cas, il réussit à mettre fin à la gangrène qui rongeait depuis plusieurs mois la jambe du chef du village. Pour cela, pas de chimie élaborée dans un laboratoire mais simplement de l’argile et des plantes. L’étonnement de Trabi grandit quand il guérit de jeunes enfants victimes d’une infection des yeux grâce à des pratiques une nouvelle fois naturelles. Les tradipraticiens en principe incultes selon lui car n’ayant pas été éclairés par de longues études scientifiques, n’auraient-ils pas malgré tout de précieuses connaissances ? Bien que fervent révolutionnaire, petit à petit Trabi se montre plus humble. D’ailleurs il lui serait difficile de faire autrement, témoin qu’il est du quotidien harassant de ces hommes et de ces femmes qui ne déméritent pas dans les champs. La place du jeune cadre révolutionnaire chez ces paysans prend une dimension nouvelle lors du tournoi de lutte qui oppose chaque année les villageois à ceux du village voisin. Cela fait des années que ses hôtes sont défaits et de là obligés d’effectuer des corvées avilissantes en faveur des vainqueurs qui n’ont de cesse de les moquer. Trabi, connaisseur des secrets des arts martiaux, défait tous les lutteurs adverses et permet aux villageois de retrouver leur fierté. Héros d’un jour, il est adopté par les paysans. Mais le péril menace. Par ses exploits, il s’attire la jalousie et la rancœur. En ayant donné des soins sans avoir consulté au préalable Chakato le guérisseur, Trabi, ce jeune freluquet, l’a déhonoré. Qui plus est le fils de l’outragé est accablé par une jalousie dévorante. La femme qu’il désire, Myriam, la sœur de Boni, manifeste des sentiments amoureux pour Trabi, un amour réciproque. Avec les pugilistes défaits du village voisin, Chakato et son fils complotent afin de connaître les secrets de cet étranger devenu encombrant. Très vite les conspirateurs démasquent Trabi et sont tout heureux de le dénoncer aux autorités gouvernementales qui dépêchent de suite leurs sbires afin de cueillir ce renégat à la solde de l’impérialisme. Mais soutenu par la généreuse solidarité des villageois et grâce à d’heureux concours de circonstances, Trabi réussit à se tirer d’affaire. De ces semaines passées aux côtés de ses nouveaux amis, le jeune cadre révolutionnaire qui ne renie pas ses convictions mais les humanise, décide de rester au village. Anciennement fonctionnaire orgueilleux de son savoir de laborantin et convaincu que les oukases gouvernementales ne souffrent aucune critique, Trabi décide d’appliquer sur le terrain avec ses nouveaux compagnons ses précieuses connaissances en agronomie, sa formation originelle. Du reste, il lui serait bien difficile de quitter le village, la belle Myriam ayant conquis son cœur. Au delà des péripéties et des rebondissements qui font de ce livre un bon roman malgré un dénouement trop heureux pour être suffisamment convainquant, un thème récurrent parcoure toutes les pages : la concorde indispensable pour le bien commun des acquis élaborés avec patience par les anciens et fixés dans les coutumes avec les nouveaux savoirs et les moyens nécessaires de les mettre en œuvre. Les traditions et les autorités séculaires composent la vieille corde sans laquelle nulle autre réalisation ne serait viable. Par son nihilisme, le nouveau régime provoquera inévitablement la désolation dans le pays. Envisager le futur en dédaignant le passé est une erreur. Le matérialisme doit être éclairé par la sagesse, l’humilité. Des valeurs à vocation universelle qui ont aussi une dimension spirituelle.
Qui mieux que Olympe Bhêly-Quénum, fils d’une grande prêtresse vaudou, universitaire et diplomate, peut nous conter la métamorphose existentielle d’un peuple, d’une nation, le Dahomey. Les divinités de ses terres crient leur colère ! Elle se considèrent désavouées, violées par un pays qui sur la voie de l’indépendance _l’action se déroule en 1956_, se veut désormais éclairé par ses seules élites formées au rationalisme de la puissance coloniale. Se sentant trompés, violés, les Dieux mythiques qui jusque-là échappaient aux conjonctures humaines sont bien décidés à endosser leurs armures pour un combat où leur existence même est en jeu. Les hostilités éclatent dans un gros bourg bordé d’un immense lac aux berges infinies. La vie quotidienne gravite autour des eaux. Les poissons y sont abondants. Les pirogues qui transportent les commerçants vers les nombreux villages qui encerclent le lac sont indénombrables. La vie sur cet endroit de la terre y est paisible. Ouvert sur le monde par le trafic ferroviaire, signe des temps modernes, les habitants n’oublient pas d’honorer les Dieux du lac sans lesquels il n’y aurait pas de prospérité. Les vacances arrivant, des enfants du villages, étudiants à la métropoles, sont de retour avec la volonté de faire partager leur savoir aux leurs. Aimant les plaisirs bucoliques de la vie villageoise, participant aux travaux des champs et de la pêche, ils se montrent très critiques sur l’organisation politique locale et à l’encontre des divinités sensées habitées le lac. Ces dernières ne seraient-elles pas simplement pures chimères ? Quel affront ! Les élections locales attisent les dissensions sur la véracité des légendes. Des candidats officiellement ou à demi-mots sont eux aussi suspicieux. Des signes de discordes dans la vie du bourg habituellement paisible apparaissent au grand jour. Les traditionalistes conspuent les hérétiques. Serait-ce le début d’un monde arrivant a son terme ? Les piroguiers sont inquiets : les eaux du lac s’assombrissent sous un brouillard lugubre et dans un silence inquiétant. Les courants se font de plus en plus dangereux. Les monstres marins se réveilleraient-ils pour faire tonner leur colère ? Partis à l’aube, Fanouvi le piroguier et madame Ouhéhou, commerçante, flanquée de ses deux enfants vont affronter l’ire des Dieux dans une épopée homérique, alors que les habitants quelques soient les dissensions sont les témoins aveugles du déluge, acculés qu’ils sont sur la rive. Ce combat titanesque annonce-t-il la fin d’un monde ? « Le chant du lac » est tout à la fois le témoignage d’une communauté qui est frappée par une révolution culturelle et un roman fascinant, envoutant. A lire absolument.
Le Béninois Florent Couao-Zotti nous offre avec son roman, « Notre pain de chaque nuit », un aller simple vers des “paysages humains“ où la traîtrise, le déshonneur, la médiocrité et bien d’autres tares, se confondent dans un désordre similaire à une architecture qui est sur le point de s’effondrer. À de rares exceptions comme le personnage central Denjer, la cupidité est reine. À ceux qui lui sont rétifs par leur honneur, elle les condamne à sombrer dans les fosses abyssales de la folie. Denger, jeune homme de vingt-cinq ans qui hante les bidonvilles, évolue dans cette cité agonisante avec la naïveté d’un jeune homme qui pense qu’un autre destin l’attend. Champion de boxe, il attire tous les parieurs y compris ceux de mauvais augures prêts à truquer les matchs… Et les sommes en jeu sont de bien belles sirènes, surtout lorsque cet argent pourrait servir à la séduction d’un amour aveugle que le pugiliste voue à sa voisine, une prostituée. Mais pour elle, Danger n’est qu’un idéaliste crétin. Les succès sportifs ne lui sont d’aucune valeur. Femme vénale, maîtresse carriériste d’un député véreux, elle n’attend rien d’un gamin qu’elle manipule comme une araignée joue avec sa proie prise dans son filet. Nous l’aurons compris, le lecteur emprunte un chemin où les bons sentiments, les qualités humaines flanchent, retranchés qu’ils le sont dans un cul-de-sac. Le destin a jeté ses dès depuis bien longtemps.
Le Béninois Florent Couao-Zotti nous invite dans son recueil de nouvelles, L’homme dit fou et de mauvaise fois des hommes, dans un univers sans concession sur les tares humaines que celles-ci soient prises isolément ou en société. L’auteur tel un entomologiste minutieux ne pose aucune limite à sa plume acérée. C’est ainsi que les lecteurs seront confrontés à des vices sexuels répulsifs comme les viols, l’inceste, la nécrophilie ou encore des déviances avec des animaux. Parallèlement à ces pratiques repoussantes et violentes, l’homme en société peut très vite se vêtir des attributs d’une justice obscurantiste où les bourreaux de la rue s’appliquent immédiatement à leurs tâches criminelles. C’est ainsi que se produisent les lynchages d’enfants faméliques des rues alors même qu’ils n’ont volé que des bricoles pour se nourrir. Et que dire des chasses aux présumées sorcières accusées des pires maux. Nous l’aurons compris, Florent Couao-Zotti n’a pas endossé les habits d’un écrivain docile et contemplatif de ses congénères. Il creuse sa terre à sang pour en expulser sa boue fétide. Les rares moments de légèreté ne sont que des oasis perdues dans la fange infecte des tribulations d’esprits malades d’une violence insupportable.
Par deux fois sur notre chemin littéraire nous avons fait étape auprès du Béninois Couao-Zotti avec son roman « Notre pain de chaque nuit » et son recueil de nouvelles « L’homme dit fou et la mauvaise foi des hommes ». Avec son récit « Charly en guerre », Couao-Zotti s’emploie dans un style fluide et épuré à sensibiliser les jeunes lecteurs _ à partir de douze ans _ aux horreurs des guerres en Afrique où des gamins sont recrutés pour en faire des armes, les fameux et dramatiques enfants soldats. Pour se faire, l’auteur raconte l’histoire du jeune Charly. Devant les ravages ethnocides de la guerre dans son pays et après que son père ait été torturé et exécuté, Charly et sa mère fuient les combats et s’installent dans un camp de réfugiés censés être protégés par les casques bleus. Confrontés au refus de ces derniers d’intervenir contre les factions rebelles qui s’entredéchirent, les réfugiés reprennent leur fuite désespérée, une fuite où Charly perd sa mère. Dans sa quête pour la retrouver, Charly croise un adolescent, John, un enfant soldat victime des horreurs des combats et ne croyant que par et dans son fusil. Improbable au départ au regard de leurs différences, John va petit à petit se prendre d’affection pour ce gamin et l’aider à retrouver sa mère. Le roman de Couao-Zotti avec toutes ses péripéties atteint sa cible : « Charly en guerre » est un écrit exhaustif pour un jeune lectorat sur les enfants soldats. Toutefois il serait dommage de donner aux enfants en première lecture sur l’Afrique un ouvrage qui décrit le continent dans une guerre perpétuelle. Il serait plus opportun pour les parents de donner à lire ce roman à la suite d’autres récits qui apporteraient un regard bien plus positif sur l’Afrique.