Le dernier roman de Libar M. Fofana, Le cri des feuilles qui meurent (Gallimard, 2007), fut bien accueilli par la critique. Et à raison car la sensibilité avec laquelle l’auteur y croque avec pudeur les personnages mutilés d’un Conakry en souffrance exprime avec justesse les douleurs d’un peuple guinéen au regard désabusé sur les prémisses hypothétiques de temps nouveaux. Dans Le diable dévot, Libar M. Fofana donne à nouveau la parole aux petites gens, gagne deniers martyrisés et aux droits piétinés. Dans un village de Guinée, l’imam Mamadou Galouwa fait montre d’une piété débordante – un étalage de bondieuseries qui en devient presque nauséeux et indécent – tant pour s’attirer les bonnes grâces divines et s’ouvrir ainsi les chemins du paradis céleste que pour affirmer sa notabilité et son importance au sein de la communauté villageoise. C’est que Mamadou Galouwa, personnage fat, tient aux apparences : sans son titre d’imam il ne serait qu’un bougre parmi les bougres affublé de la misère la plus crasse. Dès lors, dévot parmi les dévots, il se fait plus royaliste que le roi.
« Mamadou Galouwa, surnommé l’imam Fatwa, cultivait cette réputation dans son jardin des vanités car la foi s’était entachée d’ostentation. Il portait une longue barbe, un long boubou et un long chapelet. Tout chez lui était long, surtout ses prières, qui semblaient quelquefois interminables. Il faisait étalage de sa ferveur, poussant la pratique du culte au-delà de ce que l’islam exigeait de ses fidèles. Par calcul, plus que par dévotion, il accomplissait trois fois par jour chacune des cinq prières quotidiennes appelées salat, et débutait le jeûne un mois avant le ramadan pour ne l’interrompre qu’un mois après », p.16.
Ce tableau serait presque idyllique si un élément essentiel ne lui faisait toutefois pas défaut, le pèlerinage. Devenu une obsession, il lui est urgent de se rendre à la Mecque et ainsi décrocher le titre précieux de hadj. Une fois celui-ci obtenu, nul ne pourra remettre en question sa qualité d’imam bien que ses connaissances en la matière religieuse soient très imparfaites. Un vieillard lubrique mais riche, Ladji Oumari, propose à l’intéressé de financer l’objet tant convoité à la condition toutefois pour Galouwa de lui donner en mariage sa fille, Héra, belle vierge de treize ans. Quelle horreur pour le père qui attend de sa descendante mal aimée une postérité masculine que seul un homme doté de tous ses moyens peut lui offrir. Il en va de son honneur. Décontenancé, il obtient du vieux notable amateur de pucelles un délai d’un an pendant lequel il doit accomplir son pèlerinage sur ses fonds propres, sans quoi il devra lui faire don de Héra ou bien perdra sa qualité d’imam. Tourmenté, l’unique solution qui lui vient à l’esprit est que sa fille aille travailler pour ses intérêts spirituels pendant une année chez un familier, Bouna, aubergiste à Conakry et proxénète notoire. Héra lui doit bien cette faveur, elle qui est née alors que sa femme mourait en couches. Mais avant tout départ pour la cité babylonienne, il convient pour l’honneur du père indigne de se doter d’une assurance contre tout dépucelage, l’infibulation :
« _ Viens, allonge-toi là et écarte les cuisses.
A ces mots, un sanglot s’échappa de la gorge de l’adolescente. Elle s’éloigna vivement du lit, ses petites mains sur son pubis, tandis que deux larmes rapides roulaient sur ses joues brûlantes.
_ J’ai déjà été coupée, gémit-elle, le cœur affolé.
_ On ne va pas te couper à nouveau, s’impatienta son père, le regard toujours tourné vers le mur. Garanguoué, explique-lui !
-On va te faire un peu mal, s’excusa le cordonnier, mais c’est pour ton bien. Approche que je t’explique. Comme elle refusait d’obéir, les deux hommes l’empoignèrent.
_ Ne me faites pas mal, suppliait-elle d’une voix mouillée et terrorisée.
Bouna lui enfonça un chiffon dans la bouche et la bâillonna. Puis ils l’écartelèrent sur le lit, passèrent ses mains et ses pieds dans les nœuds de chanvre. Ainsi entravée, Héra donnait des coups de reins et se débattait avec la violence désespérée d’un enfant qui avait déjà goûté à la morsure d’une lame de rasoir », p. 35 et 36.
Une fois l’horreur accomplie puis Conakry investie, Héra s’adonne à ses obligations de serveuse tout en se voyant contrainte à la prostitution. Se poursuit dés lors pendant plusieurs mois le calvaire de la jeune fille, esclave sexuel qui par sa force morale saura affronter les outrages de front et peu à peu relever la tête, fière d’avoir enfin vaincu l’hydre décadent. Dans ce périple sinueux contre la barbarie, expression d’une condition féminine misérable dominée par des traditions avilissantes servant la toute puissance du mâle, Héra prendra sous sa protection des êtres qui tout comme elle sont abandonnés à l’injustice et aux dénuements les plus affreux ; le don de soi pour le bonheur des autres se faisait ici fin ultime de toute existence quand bien même des concessions aux bonnes mœurs seraient faites - difficile d’agir autrement pour une jeune fille laissée à son sort dans une société gangrenée par la corruption et la décadence des mœurs. Dans Le diable dévot, Libar M. Fofana joue du sabre contre toutes les infamies touchant la condition des femmes, éternelles mineures sous ces cieux sahéliens. Par la force des temps présents, un tel ouvrage est bien évidemment opportun. Toutefois, le lecteur ne pourra faire l’économie de deux critiques : le recours à un misérabilisme parfois indigeste - la description triviale des moyens utilisés par Bouna sur Héra pour que cette dernière soit prête à être pénétrée est éprouvante – et l’écriture si elle n’est pas maladroite manque de souffle et d’inspiration. Le diable dévot n’est donc pas un mauvais roman mais malheureusement pas d’aussi bonne facture que le précédent, le cri des feuilles qui meurent.
Libar M. Fofana, Le diable dévot, Continents noirs, Gallimard, 2010, 187p.
Loin d’un nombrilisme qui affecte de trop nombreuses œuvres littéraires françaises d’aujourd’hui, du moins celles qui font souvent l’actualité, la littérature africaine a un attrait singulier, en l’occurrence le besoin du plus grand nombre des écrivains du continent noir à témoigner du quotidien de leurs congénères, de leur patrie, de leur terre commune. Les motifs sont bien sûr pluriels. Parmi ceux-ci, il y a assurément la nécessité irrépressible à faire part au monde d’un historique douloureux : celui du temps des indépendances trahies et sanglantes et maintenant celui des promesses démocratiques dont le respect n’est pas toujours la priorité de certains gouvernants qui derrière un vernis de réformes dissimulent mal leur volonté à rester des potentats. Libar M. Fofana appartient à ces voix qui crient la souffrance d’un peuple meurtri par les blessures d’un passé qui semble être sans fin. Alors que son père est embastillé et torturé sous le régime de Sekou Touré, Libar M. Fofana doit quitter sa Guinée au début des années soixante-dix pour échapper à la haine portée au Peuls vus comme des ennemis de la révolution marxiste : « Nous les anéantirons immédiatement non par une guerre raciale mais par une guerre révolutionnaire. » dixit Sekou Touré. Cette plaie ouverte hante son œuvre comme c’est le cas avec « Le cri des feuilles qui meurent ». Ce roman n’est pas une chronique de l’épouvantable dictature. Le régime assassin est le tableau de fond, la créature méphitique menaçante qui à tout instant peut s’abattre sur tous, gangrener chaque âme à l’exception peut-être de ceux qui sont en marge, de tous ces estropiés qui après une journée à mendier dans les rues se réfugient dans un endroit oublié de tous, le « Jardin d’Eden », la cour des miracles de Conakry. Parmi eux, Sali la lépreuse est la force morale, la dignité, l’espoir, la vie qui ne cède rien. Sali aux membres rongés par la maladie, qui se traine dans la poussière des rues avec son enfant attaché dans son dos, est de ces baobabs livrés quotidiennement au vent de la violence auquel elle oppose un idéal d’amour et de tolérance. Peu importe les railleries des bien-portants qui voient en elle la laideur mais aussi la peur de leur propre déchéance : Dieu a bien voulu dans son infinie bonté lui donner une enfant merveilleusement belle qui est l’éclat lumineux des habitants du « Jardin d’Eden » ; « Aucun visage n’était aussi beau que celui du bébé de Sali. Ils en ressentaient de l’orgueil. Cet enfant plus admirable que celui des nantis leur rendait un peu de justice en révélant au monde la beauté que cachait leur misère. Ils savaient tous que la roture a ses nobles comme la noblesse a ses manants. Et pour eux, Sali était une princesse. ». Que ses camarades d’infortune cèdent à la jalousie, à la cupidité, à la haine, elle est là pour leur redonner le goût de l’abnégation. Il en va ainsi quand elle recueille Fotidi, un métis attardé mental qui se vante d’avoir tuer Dieu et que les comparses de Gati rejettent. Elle lui fait don quotidiennement de sa maigre pitance. Mais elle ne sais pas qu’en protégeant cet être qui pense que les pieds sont loin de la tête car ils sentent mauvais, elle s’attire l’avidité des aigrefins comme Gassimou qui voit dans Fotidi un bon moyen à ce faire de l’argent. Fotidi est en effet le sosie parfait d’un des principaux dirigeants de la révolution marxiste, l’infâme tyran Émile. Qu’elle chance pour Gassimou de se faire photographier aux côtés de l’attardé, de se présenter comme un intime d’Émile et berner ainsi des personnes dans la détresse comme Ramatoulaye, l’homosexuelle qui veut mettre fin à son union maritale. Mais Gati veille. L’épreuve sera autrement plus éprouvante quand sa fille lui sera volée pour l’accomplissement d’une sinistre machination. Il faudra à Gati un courage surhumain et l’aide de tous ses compagnons pour surmonter l’horreur de ce rapt. « Le cri des feuilles qui meurent » est une ode à tous ces mutilés de l’existence, oubliés et reniés par une société dont la sauvagerie est exacerbée par une dictature qui dévore dans les pires douleurs ceux qui lui sont étrangers. Ce cri est aussi le gémissement infernal de Gati privé de son enfant. C’est avec une grande sensibilité et une simplicité des mots que Libar M. Fofana fait évoluer les personnages de son roman. L’écrivain ne se laisse jamais aller à la facilité du misérabilisme. Le ton de la vérité est le trait de sa plume. Les effets de style, le flamboyant ne sont pas de mises et seraient du reste inconvenants. « Le cri des feuilles qui meurent » est une tragédie bouleversante où l’auteur parvient à faire communier les lecteurs avec la détresse de ses personnages. Ce roman est une grande réussite qu’il serait dommage de bouder.